Qui a dit que la seule chaîne documentaire en clair de la TNT en France n’était qu’un ramassis de programmes américains vaguement conspirationnistes, voire carrément débiles, expliquant à peu près tous les phénomènes inexpliqués et les zones d’ombre de l’Histoire par la réalisation de plans secrets, soit des extraterrestres, soit des nazis et parfois même des deux ?
 

Des jaloux, sans aucun doute. La vérité est ailleurs. 

La preuve : il n’y a pas si longtemps, j’ai découvert grâce à cette chaîne l’existence du peuple des Cagots, peut-être la plus grande bizarrerie ethnologique de l’Histoire européenne. Cette population fascinante de parias a vécu de part et d’autre des Pyrénées, de Bordeaux jusqu’en Aragon, entre le XIe siècle et les années 1970. Ce documentaire, dont l’objectif n’était rien de moins que de découvrir le mystère de leurs origines, a été diffusé par nos amis de RMC Découverte. Il est resté digne, documenté, sérieux pendant toute la première partie, où j’ai appris beaucoup de choses. Ceci dit, il n’avait clairement pas 52 minutes dans les jambes et à ce niveau-là, ça se paie cash : passée la demi-heure, les neurones sont lourds, les raisonnements hypothético-déductifs moins assurés et on glisse vers un objet télévisuel non identifié qui finira par ressembler à un sujet de l’inénarrable émission Mystères . Un petit peu sonné par la surenchère de bêtise déployée en fin de partie, elle-même illustrée par une mise en scène schumacheresque, avec en point d’orgue, la reconstitution d’un débarquement massif au milieu des Pyrénées de drakkars volants bourrés de nains extra-terrestres, j’ai eu l’impression de revivre ce que j’avais vécu après mon premier visionnage d’Opération Lune de William Karel. J’ai donc fait de rapides recherches, consulté deux ou trois ouvrages sérieux au sujet des Cagots. A ma grande surprise, tout ce que ce documentaire racontait des Cagots se rapprochait de la vérité (sauf le coup des drakkars volants)…

La plupart des personnes s’étant penchées sur le sujet (et qui ne travaillent pas sur la TNT) pensent que les Cagots étaient vraisemblablement des descendants de réfugiés goths défaits par les Francs au VIe siècle. Ceci serait une des deux explications du terme Cagot qui serait une contraction de caangoth ou caasgothes = chiens de goths. Autre explication, plus prosaïque : Cagot viendrait de cagar signifiant tout simplement chier en espagnol et en béarnais. Selon les coins, on pouvait également les appeler agotes, caqueux, gaffets, gahets, cacous etc. Il est également possible que tous ces noms viennent du latin cacosus signifiant lépreux, de même que gafo signifie lépreux en espagnol, kakod signifie lépreux en breton (mais cacous et gaffets ne sont peut-être pas le même peuple)… Bref, rien que pour décider quel est et d’où leur vient leur nom, c’est déjà un beau bordel. Et encore, d’autres historiens pensent qu’ils auraient pu être des descendants de réfugiés Maures, chassés du Sud-Ouest du royaume de France par #JeSuisCharlieMartel au XIe siècle. D’autres enfin, voient chez les Cagots les descendants des derniers survivants cathares, massacrés pendant et après la croisade des Albigeois au XIIIe siècle, puis pourchassés au Nord et à l’Est du pays cathare par la couronne de France et par l’église (le Saint-Siège était à l’époque à Avignon). Dans tous les cas de figure, il s’agirait de populations d’immigrés en Aquitaine et défaites militairement par des armées catholiques. Ceci expliquerait l’autre nom dont on pouvait les affubler : chrestians ou crestiaas, qui était une manière ironique de marquer qu’ils étaient des apostats héréditaires, des demi-chrétiens en somme.
 

Résumons. 

On est à peu près sûr qu’il s’agit d’un peuple qui, d’où qu’il vienne à la base, a tellement pris ses aises quelque part entre le VIe et le XIIIe siècle dans le Sud de la France, qu’il s’est retrouvé à chier sur l’église catholique… Mauvaise idée. Ce peuple s’est donc ensuite retrouvé cerné de toutes parts par des cathos en manif pour tous les tuer. Alors, ils se seraient dit qu’il valait peut-être mieux se planquer, disons, quelques années ou quelques siècles, le temps de se faire oublier. Quel meilleur terrain alors que les Pyrénées, contrées escarpées, difficilement accessibles, peu peuplées, sur lesquelles le Royaume de France et le Saint-Siège n’ont jamais vraiment réussi à faire main basse ?
 

Quel que soient les sources dont j’ai pu disposer, il y a toujours une ellipse narrative entre le moment où ce peuple est dans la planque et l’exil et celui où l’on retrouve dans des documents une description des Cagots d’époque comme une minorité de parias marqués d’infamie et similaires physiquement à des lépreux, dispersée dans tout un tas de communes de ce qui correspondrait aujourd’hui au Sud-Ouest de la France et au pourtour pyrénéen.  

Les premières traces écrites de description de Cagots en tant que population spécifique datent du XIIIe siècle : quand on fait référence aux Cagots, on parle de personnes de petite taille au teint blanchâtre, sans lobes d’oreilles. Surtout, ils avaient la peau laiteuse (voire boursouflée), puaient (encore plus que les autres) et étaient parfois pourvus d’un goitre, ce qui leur a valu le malheur d’être considérés comme des lépreux héréditaires. La légende disait également qu’ils dégageaient une chaleur corporelle exceptionnelle, capable de provoquer la flétrissure de n’importe quel végétal que l’on aurait placé dans leurs mains palmées.
 

Qu’est-ce qui explique ces descriptions d’être difformes, monstrueux ?

La solution de facilité, c’est de se dire que quand on vit planqué dans les montagnes en famille pendant quelques générations, il est difficile de ne pas trouver de charme à sa sœur, sa cousine voire même à sa fille ou à sa mère… On pourrait penser qu’au bout de quelques générations à observer la charte éthique et hygiénique de base des familles de hamsters, quelques petites disgrâces physiques typiques de la consanguinité aient pu apparaître dans leur descendance. On peut aussi se dire que l’église et la Couronne, dont ils étaient les ennemis, ont délibérément fait courir ce genre de rumeurs sur ces réfugiés, rumeurs ayant pu prendre d’autant mieux que la lèpre s’abattait effectivement sur l’Europe depuis le retour des 1ers croisés de Jérusalem et qu’il est fort possible que certains des premiers Cagots en aient été atteints… De là à en faire les boucs émissaires idéaux, il n’y avait plus qu’un pas.

En tant que lépreux potentiels, ils se voyaient infliger les diverses humiliations de rigueur pour les lépreux, comme les signes d’infamie : une patte d’oie ou de canard sur leur vêtement pour rappeler les mains palmées et un cliquet afin de se signaler pour permettre aux gens bien comme il faut de prendre une marge lorsqu’ils les croisaient dans la rue pour ne pas être contaminés.  Pour la parenthèse, on signalera que cela en dit long sur le niveau de régression qu’impliquaient les mesures de stigmatisation vestimentaires remises au goût du jour par le régime nazi (comme chaque soir, un documentaire sur Hitler a précédé mon documentaire sur les Cagots. RMC Découverte : numéro un sur le IIIe Reich).

En milieu rural, où se trouvaient la majorité des Cagots, ils vivaient alors dans une sorte de flexi-sécurité de l’exclusion, valeurs républicaines chrétiennes obligent. Ils étaient admis, car ils avaient un rôle à jouer. Enfin admis… En plus des signes d’infamie, ils avaient obligation de s’installer dans des hameaux en marge des villages, tant qu’ils n’étaient pas plus d’une ou deux familles, qu’ils signalaient leur condition de Cagot par une espèce de gargouille sur la façade de leur maison et qu’ils ne s’approchaient pas de la fontaine du village. La société de l’époque leur a fait le coup classique du Roumain/Bulgare que l’on autorise à subsister dans l’espace Schengen, à partir du moment où il a bien compris qu’il est un moins que rien et où il exerce une des professions prévues par les quotas. En effet les Cagots travaillaient et plutôt bien d’ailleurs, dans les professions où on leur accordait le droit d’exercer : charpentiers, cordeliers (parfois même tisseurs et rempailleurs), les matériaux du bois et de la corde étant à l’époque réputés ne pas transmettre les maladies. Bonne nouvelle donc cher lecteur, si tu t’appelles Charpentier, Cordier, Laplace (pour la place des Cagots, à l’extérieur du village) ou un de ces patronymes, il y a de fortes chances que tu sois d’origine cagote et que tes ancêtres aient pris très cher !
 

Leurs voisins les détestaient ! Vous ne croirez jamais ce qui est arrivé à la génération sept !

Parmi les pouvoirs que la superstition rurale leur prêtait (et que RMC Découverte a pris pour argent comptant), il y avait le don de guérisseur. Pas à un paradoxe près, la société de l’époque leur prêtait à la fois la faculté de lépreux, personnes contagieuses à contourner de vingt bons mètres dans la rue et celle de guérisseurs, personnes à ramener chez soi dans les cas désespérés où la médecine et les prières ne pouvaient plus rien. Que voulez-vous, la bactériologie était alors une science à peu près aussi avancée que l’est la science économique aujourd’hui.

Inutile de préciser que les Cagots étaient interdits de mariage avec le reste de la population, ce qui équivalait à une double peine pour le Cagot devenu adulte : il devait quitter sa famille et son village pour pouvoir se marier, d’une part pour éviter la consanguinité (qui a de tous temps été mal vue) et d’autre part pour éviter qu’il y ait trop de Cagots au village. C’est d’ailleurs de cette époque je crois que date le fameux mot du Comte Brice de Hortefeux :

« Les Cagots, quand il y en a un ça va, c’est quand il y en a beaucoup qu’ils commencent à faire des problèmes.»

Dernière humiliation publique courante pour les Cagots et je vous avoue que c’est ma préférée : la place qui leur était accordée à l’église. Rappelez-vous que les Cagots ont toujours été suspectés d’être des chrétiens non sincères. Le jour de la messe, ils devaient donc rentrer à l’église par la porte des Cagots, une porte latérale plus basse, souvent pourvue d’un marchepied. Le but de cette porte était de les forcer à s’incliner devant le crucifix dès leur entrée.
 

Premier contrôle de religiosité au faciès.

Evidemment, vu qu’ils étaient fichés L (L comme lépreux), le bénitier commun leur était interdit et ils en avaient un dédié. Dans certaines églises, pour y accéder, il leur fallait contourner la nef pour accéder à la salle des Cagots. Dans celle-ci, ils ne pouvaient voir la messe que par l’intermédiaire d’un trou dans le mur qui les séparait du reste de la population. Tous ensemble dans le royaume du Christ, mais pas trop non plus hein. Le plus cocasse dans tout ça, c’est que ceux les Cagots accomplissaient eux-mêmes les travaux de charpente de ces églises qui sanctuarisaient leur exclusion. Une fois crevés, aucune raison de ne pas prolonger leur ségrégation. La partie du cimetière réservée aux Cagots était séparée du cimetière normal ou dans un autre cimetière. La plupart du temps ils n’avaient le droit qu’à une fosse commune, mais dans certaines municipalités, ils ont quand même eu le droit à des tombes.

Le Moyen Âge a été une période riche en drôleries et galéjades en tous genres. La manière dont y ont été traités les Cagots n’y fait pas exception. Certes, il est facile de porter un jugement anachronique sur les us et coutumes de l’époque. Est-ce qu’au final, les Cagots n’ont pas été victimes du sacro-saint principe de précaution toujours en vigueur aujourd’hui et dont l’intensité a encore été augmentée d’un cran avec la nouvelle loi antiterroriste ? Là où l’histoire de ce peuple est fascinante, c’est quand on considère que cette exclusion aura duré pas loin de sept siècles, au cours desquels on a quand même un peu eu le temps de se rendre compte que leur supposée lèpre n’était pas contagieuse, voire que ce n’était pas une lèpre du tout. Cependant, même devant l’évidence empirique, la médecine a parfois été capable de miracles, comme Ambroise Paré nous le confirme en 1607 :
 

« Toutesfois aucuns ont la face belle, le cuir ploy, lissé ; ne donnant aucun indice de lepre par dehors, comme sont les ladres blancs appellez Cachots (…) Or de tels ladres sont blancs, beaux, quasi comme le reste des hommes, à cause que leur ladrerie consiste en matière pituiteuse, laquelle resseichee par adustion, est faite atrabilaire »

En gros :
 

« Mon observation clinique ne distingue aucun signe de lèpre : c’est donc que ces gens-là ont une lèpre intérieure et invisible ».

À une époque où les concepts de microbe ou d’observation clinique rigoureuse étaient à peu près aussi vraisemblables que celui de drakkar volant rempli d’extraterrestres de nos jours, ça peut à la limite passer, mais on trouve des preuves de la croyance en une lèpre héréditaire des Cagots dans les publications médicales jusqu’au début du XXe siècle.

La fin de l’histoire en résumé, c’est que Louis XIV a décidé de siffler la fin de la récréation pour les bouseux du Sud-Ouest, en vil monarque républicain féru de centralisation qu’il était. En gros, l’exclusion des Cagots n’est plus approuvée par l’État, il est interdit de les exclure et traiter quelqu’un de Cagot ou de tout autre synonyme du terme est devenu un délit pouvant engendrer réparation. Après quelques révoltes assez rigolotes des populations locales (comme la réaction de la population ville de Biarritz), les populations du Sud-Ouest continueront dès lors à mépriser et haïr les Cagots, mais pas ostensiblement dans les lieux publics, dans une sorte de xénophobie un peu plus dissimulée. Paradoxalement, ce décret est le début de la fin des Cagots, qui deviennent libres de leurs professions, de leurs mouvements, et de se marier avec qui ils veulent. Petit à petit donc, à force de métissage, on assistera à la disparition de ces êtres maudits. Un reportage poignant de 1962, photos à l’appui, montre comment les individus de ce peuple, dont l’extinction est récente, ont été traités jusqu’à la fin comme les derniers des hommes.

Il existe à l’heure actuelle toujours des preuves visibles des conditions d’existence des Cagots. La plupart sont en Bigorre (65), où vous pourrez également visiter si le cœur vous en dit le musée. Nos régions ont du talent.

source : fier-panda.fr